Du mythe transhumaniste à la réalité, quelle lecture de notre rapport à la technologie ?

Décryptage – De la fascination à la méfiance, notre relation aux nouvelles technologies nourrit nos imaginaires et nos débats au quotidien. La science doit-elle nous servir à améliorer nos capacités et la technologie à dépasser nos limites biologiques ?

C’est ce que préconisent les transhumanistes. Depuis les années 1990, on les retrouve dans la sphère des idées où ils se constituent comme une nouvelle école philosophique en y défendant une vision métaphysique inédite. 

Toujours selon ce transhumanisme des idées, aujourd’hui l’homme peut être réparé, son futur est d’être augmenté. Pour les plus initiés, c’est l’étape préliminaire à notre forme la plus aboutie : le cyborg, véritable fusion entre l’homme et la machine. L’ère de l’humanité ne serait alors qu’une période transitoire avant d’atteindre notre destination finale : la posthumanité peuplée de posthumains.

Si l’homme augmenté dans la posthumanité est fantasmatique, c’est qu’il n’est ni vulnérable face à la maladie, ni limité par son intellect, ni soumis à la passion de ses émotions. Face à la vieillesse, il repousse la mort, celle que Hannah Arendt appelait le cachet de l’existence humaine. Face à nos défaillances intellectuelles, l’intelligence artificielle est là. La myriade d’objets connectés utilisée pour nous délivrer de tâches quotidiennes est la face visible d’un transhumanisme ordinaire. Pour les projets les plus futuristes, le tarissement de nos ressources terrestres est une invitation à la colonisation d’une nouvelle planète.

Ses penseurs n’échappent pas aux interrogations classiques des philosophes. Au contraire, les tenants et aboutissants de notre existence sont questionnés. Humains, quel est notre véritable dessein sur cette planète ? Comment pouvons-nous nous arracher de notre ignorance et nous élever au-dessus de notre condition animale ? C’est une quête de sens éternelle, une ritournelle intemporelle, mais qui cette fois est pensée à l’aune des prouesses technologiques. 

Au-delà des visions manichéennes entre le bien et le mal, le réel et l’irréel, notre rapport à la technologie et sa place dans nos sociétés sont en jeu. Poussés par une foi technophile, avons-nous intégré le réflexe de nous en remettre aux nouvelles technologies pour panser nos maux ?

Pour comprendre notre prétendue addiction, philosophes et sociologues s’accordent à recontextualiser le phénomène dans le cadre d’une société néolibérale. Cette dernière pousserait à deux comportements : la recherche de la performance individuelle et l’inclination à la consommation. Les dernières innovations technologiques nous séduiraient en promettant réussite, rentabilité et succès dans la course à la performance où nous serions tous en compétition les uns contre les autres.

Point de vue – Interpellé par toutes ces questions que la société a fait siennes, Gabriel Dorthe, docteur en philosophie, a mené un travail d’enquête auprès de l’Association Française Transhumaniste Technoprog. Interrogé par Caractères, il appréhende le transhumanisme comme une grille de lecture de notre rapport à la technologie, bien que, précise-t-il, celle-ci ne soit pas la seule. Pendant plusieurs années, il a cherché à saisir l’enracinement politique, social et historique du phénomène.

Il utilise l’exemple éloquent du système médical. Le secteur pâtit du désinvestissement des fonds et des politiques publiques depuis plusieurs d’années, la crise de la COVID-19 a rendu ce constat criant. Le corps médical souffre d’un manque de reconnaissance et de valorisation, ce qui entraîne, sur le long terme, une baisse des effectifs. Or, avec une population vieillissante, les besoins médicaux sont en augmentation. Le capital humain est moindre quand la demande est croissante, l’écart est alors creusé. Ce vide à combler laisse une place pour des acteurs traditionnellement hors des services publics de santé. Bien que l’idée ne soit pas au goût de tous, des futurs robots comme auxiliaires de santé seraient le corollaire de ce désinvestissement politique. Le passage du secteur médical du public au privé est l’entrée pour faire de la santé un enjeu lucratif où logique de rendement et automatisation ne sont pas en reste.

Toujours attachée au milieu médical, la technologie est bien un puissant allié pour soigner et retrouver une autonomie perdue. Mais lorsqu’on s’intéresse aux comportements des patients, très vite, on observe une situation plus nuancée qu’une pression pour l’augmentation de l’homme par la machine. Les méthodes les plus simples sont souvent préférées. De là, émerge un décalage entre le discours théorique des transhumanistes et sa réalisation au quotidien. Hors du champ médical cette fois, l’augmentation par la technologie rencontre un succès en demi-teinte. Les gadgets connectés nous lasseraient et tomberaient en désuétude une fois l’effet de curiosité passé.

NBIC[1] et nouvelles technologies sont également pointées du doigt lorsqu’on parle d’inégalités. En se demandant “comment le monde pourrait être plus inégalitaire qu’il ne l’est déjà” Gabriel Dorthe redonne de la perspective à cette accusation. De Monaco à la Somalie, l’espérance de vie varie du simple au double. Sans requérir des technologies de pointe, l’accès à l’eau courante et à l’électricité frappent par leurs disparités à l’échelle mondiale. Sans occulter l’enjeu de l’accès aux nouvelles technologies, le chercheur incite d’abord à ne pas se laisser obnubiler par elles, et à développer des moyens pour éradiquer les inégalités relatives à nos besoins les plus élémentaires.

Pour autant, nous alerte-il, la technologie n’est pas neutre, nous devons légiférer et encadrer son recours. Les transhumanistes conçoivent le monde sur une période longue. Du silex taillé, de la puce intégrée à notre entrée dans la posthumanité, tout ne serait que continuité. À l’inverse, la délibération politique est ancrée dans un contexte social et institutionnel spécifique, dans une période très précise de notre histoire. C’est dans cet écart de temporalité que se niche toute la complexité, selon Gabriel Dorthe.

Avec son regard helvétique, il nous confie que c’est bien en France où les débats sur le transhumanisme sont les plus houleux et médiatisés. En parler, c’est aussi en faire sa publicité. Mais si ce mouvement nous anime tant, c’est bien qu’il bouleverse nos paradigmes et nos schémas mentaux. Et que, dès lors que nous nous rapprochons d’une modification de ce que nous sommes, notre éthique, sans trop savoir comment la nommer, exonde nos pensées.

[1] nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives